Hommage à Michèle Audin
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La mathématicienne, historienne et écrivaine Michèle Audin, à Paris, le 14 avril 2017. FRANCESCA MANTOVANI / OPALE.PHOTO pour LE MONDE
Michèle Audin nous a quittés le 14 novembre 2025. Mathématicienne, historienne et écrivain, elle était également membre des Amis de Robert Desnos et avait contribué au numéro 7 de la revue L'Etoile de mer, opus consacré à "Desnos et les mathématiques" paru en 2018.
Souvenir de Michèle Audin
Marc Chaperon
J’ai vu Michèle pour la première fois lors d’un séminaire de mathématiques à Orsay. À guère plus de vingt ans, elle tranchait sur la grisaille ambiante par la sensualité de ses traits, son corps encore un peu replet d’adolescente, sa curieuse voix de bébé[1], sa vivacité et ses incessantes plaisanteries. Ayant demandé qui c’était, j’ai appris qu’elle était sévrienne, très douée et orpheline de Maurice Audin.
Dès la fin des années 1970 nous avons été amenés à nous voir souvent, à la fois parce que son compagnon Claude Sabbah faisait comme moi[2] partie du Centre de mathématiques de Laurent Schwartz à l’École polytechnique et parce que nous étions, elle et moi, des mathématiciens pour ainsi dire soviétiques, lecteurs avides du grand Vladimir Igorevitch Arnold, professeur à l’Université de Moscou[3].
À partir d’octobre 1982, nous avons participé à un groupe de travail hebdomadaire à l’École normale supérieure organisé par Daniel Bennequin, ami proche de Michèle devenu caïman, sur les magnifiques conjectures énoncées par Arnold une quinzaine d’années plus tôt quand il avait travaillé à l’édition russe des œuvres complètes de Poincaré. Il se trouve que la deuxième de ces conjectures a été démontrée au même moment par le très sympathique duo americano-suisse que formaient Charles Conley et Eduard Zehnder, avec des outils bien différents de ce qu’aurait souhaité notre groupe de travail. J’ai profité de l’hébétude où la nouvelle avait plongé ledit groupe pour adapter la méthode de Conley-Zehnder et démontrer la première des conjectures, plus générale et à laquelle j’avais réfléchi au Brésil l’été précédent. Au lieu de me demander de raconter ce petit travail, Daniel m’a fait « plancher » sur un article de Vladimir Zakalyoukine, élève d’Arnold qui deviendrait dix ans plus tard un de mes amis les plus chers. Comme chaque fois qu’on me demande quelque chose qui m’ennuie, j’ai fait un exposé lamentable, objet par la suite des plaisanteries récurrentes de Michèle : à peine mon immodestie naturelle faisait-elle mine de percer qu’elle lançait : Zakalyoukine !
Ce rire que nous avions en commun était typiquement algérien, j’en ai pris mieux conscience lors de mes séjours à Alger, notre ville natale, dans les années 2000[4]. L’Algérie me rapprochait de Michèle autant qu’elle nous séparait. Lors de mon « rapatriement » en mai 1962, j’avais eu la chance d’être accueilli chez Albert Camus : sa merveilleuse veuve Francine était une cousine germaine de mon père, leur grand-mère commune appartenant à une famille juive berbère qui vivait en Algérie depuis la nuit des temps. Le père de Michèle, lui, avait comme beaucoup de communistes aidé le FLN, avant de mourir sous les tortures de l’armée française en 1957, année du Nobel de Camus. Michèle a donc passé son enfance sous l’aile protectrice du FLN et du parti communiste français. Elle en a tiré l’idée que l’indépendance de l’Algérie s’était passée au mieux. Je ne pouvais être d’accord et le lui ai dit au grand dam de Daniel Bennequin, alors communiste lui aussi et soucieux de protéger cette petite fille traumatisée. Traumatisée, elle l’était évidemment, mais très solide, tant mentalement que dans ses convictions. Si je ne les ai pas ébranlées, elle m’a écouté avec la curiosité qui faisait partie de ses belles qualités.
Bref, une amitié est née entre nous, mélange de fous-rires, d’affinités et de réticence. Michèle, ayant elle aussi résolu un problème d’Arnold dans sa thèse d’État en 1986, est allée voir le grand maître soviétique à Moscou avant moi, qui n’étais pas communiste. Toujours en 1986, j’ai pu tout de même franchir le rideau de fer pour un congrès à Varsovie qui m’a très durablement ébranlé tant les Polonais m’ont paru proches, leur exil intérieur sous le joug soviétique me renvoyant à mon exil tout court.
Cela me rappelle un dîner chez moi peu après l’élection de François Mitterrand. J’avais eu l’idée saugrenue d’inviter Michèle et Claude Sabbah avec Jean-Marie Strelcyn, exilé polonais haut en couleurs, mathématicien comme nous et évidemment très anticommuniste. Il va sans dire que cela s’est fort mal passé. Pendant les innombrables pauses imposées par les coups de téléphone incessants de Jean-Marie, nous avons pu parler de La vie mode d’emploi que Michèle, pas encore membre de l’Oulipo, aimait autant que moi.
Fin 1984, alors que je travaillais sur la dernière de mes chères conjectures d’Arnold, la plus belle, un autre représentant remarquable de l’école soviétique, le Russe Mikhail Gromov, m’a coupé l’herbe sous les pieds. Sa démonstration était si elliptique qu’à l’évidence, si j’en avais été l’auteur, on ne l’aurait pas publiée sans exiger moult éclaircissements. Cette prise de conscience d’habiter un monde aux antipodes du « Ni Dieu, ni maître » qui avait toujours régi ma vie a mis fin à mon fanatisme mathématicien tandis que Michèle, plus modeste, s’appliquait avec d’autres « tâcherons » de haut vol à boucher les trous chez Gromov — ils ont mis au moins un an à vérifier que, comme d’habitude, il ne s’était pas trompé[5]…
En 1987 Michèle a rejoint Daniel Bennequin comme professeur à Strasbourg, où elle a passé toute sa carrière. Nous nous sommes donc un peu moins vus.
Curieusement, elle semble avoir été moins affectée que moi par l’effondrement du bloc soviétique, que j’ai vécu « de l’intérieur » avec les membres de l’école d’Arnold. Je les ai aidés de mon mieux à surnager pendant l’ère Eltsine tout en assistant, effaré, au grand chambardement qui a livré la société russe à la mafia issue du KGB et donc, peu après, à Vladimir Poutine. Bien sûr, les communistes comme Michèle, Claude ou Daniel ne pouvaient plus parler de « bilan globalement positif » : tout le monde a peu ou prou rejoint le Gide du Retour de l’U.R.S.S. et le Camus de L’homme révolté, en leur temps mis à l’index pour avoir dit la vérité sur l’horreur stalinienne. Étonnamment vite, nous avons vu s’imposer la malhonnêteté opposée, consistant à nier que l’armée rouge ait joué un rôle déterminant dans la chute du nazisme, que l’école mathématique russe ait été la meilleure du monde, que le système éducatif soviétique et la quasi-gratuité des livres et spectacles aient produit une population extraordinairement cultivée, que les conservatoires de Moscou et de Saint-Pétersbourg aient formé des musiciens de première grandeur, malhonnêteté qui culmine évidemment depuis l’invasion de l’Ukraine…
Femme de lettres dans l’âme, Michèle s’est mise à publier des livres, en mathématiques d’abord[6] puis en histoire des mathématiques, domaine où son premier ouvrage, Souvenirs sur Sofia Kowalevskaïa[7], rejoignait à la fois son travail mathématique sur les toupies publié à Cambridge (un des systèmes qu’elle y étudiait avec élégance était la toupie de Kowalevskaïa) et son action militante pour renforcer la place des femmes en mathématiques — elle a un temps présidé l’association Femmes et mathématiques. Et puis cette Russe nihiliste qui, sans compter la toupie, avait à la fois démontré le théorème absolument fondamental sur les systèmes d’équations aux dérivées partielles qui porte son nom, écrit des romans et occupé à Stockholm la première chaire attribuée à une femme en Europe, constituait un sujet en or pour Michèle, une sorte de grande sœur.
Son deuxième livre d’histoire, Fatou, Julia, Montel, le grand prix des sciences mathématiques de 1918, et après…[8], revenait un peu à l’Algérie car le prix avait été attribué à Gaston Julia, gueule cassée de la guerre de 14 après avoir été un élève brillantissime en Algérie, reçu premier à l’X et à Normale. Michèle, qui ne l’aimait guère, nous a communiqué à cette occasion une statistique terrible : plus de quarante pour cent des élèves de l’École normale supérieure appelés sous les drapeaux pendant la Grande Guerre, officiers d’infanterie, avaient péri sur le front.
C’est pourquoi des normaliens trop jeunes pour avoir été appelés, conscients d’être des survivants, se sont sentis tenus à une refondation des mathématiques et ont inventé à cette fin un mathématicien du nom de Nicolas Bourbaki, pseudonyme du groupe qu’ils ont créé en 1935. Michèle a édité en 2011 la correspondance entre deux des plus notables parmi ces fondateurs, André Weil (le frère de Simone) et Henri Cartan[9].
Utilisant cette correspondance et quelques autres documents détenus par l’Académie des sciences, elle avait auparavant écrit en 2009 une biographie de Jacques Feldbau[10], excellent jeune mathématicien strasbourgeois, juif, résistant, déporté à Auschwitz et anéanti lors d’une des marches de la mort organisées par les nazis à la fin de la guerre.
Cette partie de son œuvre s’achève avec Le Séminaire de mathématiques 1933–1939[11], le choix de 1933 n’étant pas indifférent puisque c’est alors qu’a commencé le séminaire Julia, le premier à être rédigé : auparavant il n’y avait qu’un séminaire de mathématiques à Paris, celui du grand Hadamard au Collège de France, malheureusement non rédigé et qui s’est tenu jusqu’à 1937. C’est le séminaire Julia qui a vu la naissance de Bourbaki.
Entre 2019 et 2022, Michèle a beaucoup publié sur l’Histoire de la Commune de Paris, qui avait évidemment toute sa sympathie. Elle s’est en particulier appliquée à évaluer le nombre de morts lors de la semaine sanglante de mai 1871[12].
Cooptée par l’Oulipo en 2009 à la suite de son ouvrage sur Sofia Kowalevskaïa, elle a publié de 2014 à 2025 une œuvre plus purement littéraire[13] et de très grande qualité.
Michèle est devenue membre de l’association des amis de Robert Desnos vers 2017, y contribuant avec son dynamisme et sa pertinence coutumiers. Elle y a retrouvé son éditeur chez Gallimard, Thomas Simonnet, qui avait la plus grande admiration pour son œuvre. Nous nous sommes vus souvent dans ce cadre, notamment chez Marie-Claire Dumas et au Bal Blomet.
En 2023 nous avons eu la tristesse de perdre un ami commun, André Haefliger, grand professeur à l’université de Genève qui avait longuement accueilli Michèle à ses débuts et lui avait donné une image des mathématiques beaucoup plus festive que celle qui sévissait à Orsay. Un de mes regrets est que Michèle, malgré mon insistance, ait été dissuadée de s’associer à l’hommage rendu par la Gazette des mathématiciens, revue de la Société Mathématique de France, à cet homme d’exception, magnifique violoniste que j’avais souvent accompagné au piano.
En 2019 un de mes amis musiciens avait organisé au château de Ville d’Avray un concert de piano et chant. J’avais demandé à la pianiste, Juliette Sabbah, si elle avait un rapport avec Michèle et Claude. C’était leur fille. Michèle m’a signalé qu’elle se produirait peu après dans un programme du même ordre au lycée Louis-le-Grand. Nous y sommes allés, ma fille Anne (divorcée de son Algérien) et moi. Tout était très beau, la musique autant que le piano Steingraeber[14]. Ensuite, nous avons dîné tous les quatre, sans Juliette. Mon inconscient facétieux me joue peut-être des tours mais je crois bien que c’était au restaurant Perraudin… Très bon moment vraiment, le dernier un peu intime que j’aie partagé avec Michèle.
[1] Pas du tout celle de Brigitte Bardot, néanmoins.
[2] Et avant nous Alain Chenciner.
[3] Ses ouvrages étaient disponibles à bas prix aux éditions Mir dans des traductions françaises souvent très divertissantes, assurées qu’elles étaient par des littéraires peu mathématiciens.
[4] Outre qu’un Kabyle de mes anciens étudiants y était professeur, ma fille aînée avait épousé un Algérois.
[5] Et presque dix ans à publier leur travail sous la forme d’un livre : Holomorphic curves in symplectic geometry, M. Audin, J. Lafontaine (eds), Progress in Mathematics, Vol. 117, Birkhäuser Verlag, 1994.
[6] Entre autres : The Topology of Torus Actions on Symplectic Manifolds, Progress in Mathematics, Vol. 93, Birkhäuser Verlag, 1991. Spinning Tops: A Course on Integrable Systems, Cambridge Studies in Advanced Mathematics, Cambridge University Press, 1999. Théorie de Morse et homologie de Floer, avec Mihai Damian, EDP Sciences, 2010.
[7] Calvage et Mounet, 2008. Il est à noter que le génitif Kowalevsakaïa n’est guère féministe et que l’intéressée signait ses articles Sophie Kowalevski, c’est Michèle qui me l’a rappelé.
[8] Springer, 2009.
[9] Comme je travaillais au même moment, avec Alain Chenciner et quelques autres, à une édition commentée des œuvres mathématiques complètes de René Thom, Michèle nous a gentiment facilité l’accès à la correspondance d’Henri Cartan, qui avait dirigé la thèse de Thom.
[10] Une histoire de Jacques Feldbau, Société Mathématique de France, Série T, 2010.
[11] Centre Mersenne, 2014.
[12] Je ne détaille ni cette partie de l’œuvre de Michèle ni la suivante, toutes deux plus publiques et accessibles.
[13] Je ne sais pas s’il faut qualifier ainsi La formule de Stokes, roman (Cassini, Paris, 2016) dont l’héroïne est cette formule, but initial jamais atteint des Éléments de mathématique de Bourbaki (en 1969 Serge Lang, membre du groupe, a défloré les rédactions provisoires pour en publier une version satisfaisante dans son livre Analysis II).
[14] Dont les touches sont en ivoire de mammouth pour écarter tout soupçon de braconnage.






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